воскресенье, 26 февраля 2012 г.

Pour en finir avec l'ethnographie du virtuel! Des enjeux methodologiques de l'enquete de terrain en ligne.

RESUME--ABSTRACT--RESUMEN

To End Up With Virtual Ethnography! Methodological Issues of Online Fieldwork

This paper proposes a reflection on what is specific to the online fieldwork or in qualitative research about electronic communications. Discussing the argument that the Internet is a new and actually different context for fieldwork, the author argues that it is not so much the context itself that is different, and would requires methodological innovation, but rather the looks worn on the context and commodification of cyberspace as a parallel universe, disconnected from <<Real Life>>. This led several authors to assume that the electronic environment was radically different, justifying the needs for methodological innovation. The author stresses that the reflections on the context of investigation are routinely ignoring the diversity and plurality of objects of study related to this context, as well as the multiplicity of approaches and positions of discipline found in this research field. She also stresses the need to distinguish the context of the investigation and the object of research to better understand the characteristics different types of approaches.

Keywords: Pastinelli, Virtual Ethnography, Online Fieldwork, Research Method, Electronic Communication, Interdisciplinarity

Pour en finir avec l'ethnographie du virtuel! Des enjeux methodologiques de l'enquete de terrain en ligne

Ce texte propose une reflexion sur ce que sont les specificites de l'enquete de terrain menee dans Interner ou prenant pour objet des usages des communications electroniques. Discutant l'argumentation developpee par plusieurs auteurs sur la singularite et la nouveaute de ce contexte d'enquete, l'auteure soutient que ce n'est pas tant le contexte lui-meme qui rendrait necessaire l'innovation methodologique, mais que ce sont plutot les regards portes sur ce contexte et la reification d'un cyberespace pense comme univers parallele et distinct du << reel >> qui ont mene plusieurs auteurs a tenir pour acquis que le contexte electronique constituait un terrain radicalement different des autres et appelant l'innovation methodologique. L'auteure souligne le fait que les reflexions sur ce contexte d'enquete font couramment abstraction de la diversite et de la pluralite des objets d'etude relatifs a ce contexte, de meme que de la pluralite des demarches et des postures disciplinaires qu'on trouve dans ce champ de recherche. En outre, elle souligne la necessite de distinguer le contexte de l'enquete et l'objet de recherche pour mieux comprendre ce qui caracterise diflerents types de demarches.

Mots cles: Pastinelli, ethnographie virtuelle, enquete de terrain en ligne, methode d'enquete, communication electronique, interdisciplinarite

!Para finiquitar con la etnografia de lo virtual! Retos metodologicos de la investigacion en linea

Este texto propone una reflexion sobre los especialistas de la investigacion realizada en el Internet o que tienen por objeto las utilizaciones de las comunicaciones electronicas. Discutiendo el argumento desarrollado por varios autores sobre la singularidad y la novedad de ese contexto de investigacion, la autora sostiene que no es tanto el contexto en si mismo lo que seria diferente y que haria necesaria la innovacion metodologica, sino que son mas bien los enfoques de dicho contexto y la reificacion del ciberespacio concebido como universo paralelo y diferente de lo << real >>, lo que ha llevado a varios autores a dar por hecho que el contexto electronico constituye un campo de investigacion radicalmente diferente, que exige la innovacion metodologica. La autora subraya el hecho de que las reflexiones sobre ese contexto de encuesta con demasiada frecuencia hacen abstraccion de la diversidad y de la pluralidad de los objetos de estudio, asi como de la pluralidad de los acercamientos y de las posturas disciplinarias que se emplean en ese campo de investigacion. Ademas, subraya la necesidad de distinguir el contexto de la investigacion del objeto de investigacion para comprender mas cabalmente lo que caracteriza a los diferentes tipos de enfoque.

Palabras clave: Pastinelli, etnografia virtual, investigacion de terreno en linea, metodo de investigacion, comunicacion electronica, interdisciplinaridad

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Le caractere inedit des formes et modalites d'echange et de communication qui se sont developpees avec la democratisation des acces au reseau Internet a donne lieu a moult questionnements concernant les procedures d'enquete a mettre en Luvre dans un tel contexte. En effet, des la fin des annees 1990, nombreux sont ceux qui se sont interroges sur les methodes permettant de faire l'etude de ce qui se joue en ligne et d'apprehender les impacts sociaux et culturels de la democratisation de l'acces a Internet (1). Ainsi, cette question a occupe une place considerable dans les reflexions et travaux en sciences sociales relatifs aux usages d'Internet. Tout s'est passe comme si la nouveaute du contexte, des techniques employees pour communiquer et des usages observables avait ete si grande qu'il eut ete necessaire d'adapter les methodes d'enquete utilisees par les sciences sociales, d'en inventer d'autres pour etre a meme de faire l'etude des phenomenes sociaux impliquant 1'usage des communications electroniques, voire meme, plus radicalement, de creer une nouvelle discipline (2).

Cette preoccupation pour la methode merite, il me semble, d'etre questionnee. Si l'originalite du contexte a bien pose un certain nombre de difficultes d'ordre methodologique aux chercheurs s'interessant a celui-ci, l'insistance avec laquelle on a parfois presente comme indispensable l'innovation au plan de la methode, notamment dans le champ des demarches qualitatives d'enquete de terrain, m'apparait sans commune mesure avec ce que peut etre la singularite du contexte par rapport aux autres espaces et situations dans lesquels les chercheurs en sciences humaines et sociales ont fait enquete auparavant. Quinze ans apres l'ouverture d'Internet au domaine public et le developpement des travaux prenant pour objet ce qui se joue en ligne, il m'apparait que ces questions de methode ont beaucoup a nous apprendre sur les regards qui ont ete portes sur cette technologie et sur les postulats qui sous-tendaient generalement les demarches d'enquetes menees au tournant des annees 2000. En effet, si, sur certains plans, le contexte electronique peut poser aux chercheurs qui se livrent a l'enquete de terrain des problemes inedits, il me semble que ce sont avant tout les perspectives disciplinaires et les facons d'envisager les rapports entre culture, societe et technologies qui nous ont incites a voir ce contexte d'enquete comme radicalement different de tous les autres. Je fais en somme l'hypothese que le genre de demarches qui conduisent aujourd'hui les chercheurs a s'interesser a ce qui joue en ligne repose de plus en plus souvent sur des perspectives assez differentes de celles qui etaient adoptees il y a une dizaine d'annees et rendent vraisemblablement moins pressant le renouvellement ou le remplacement des strategies et methodes d'enquete de terrain.

Pour bien situer la reflexion que je developpe ici, precisons que j'ai fait une premiere enquete de terrain en ligne et entrepris de mener une premiere demarche d'ethnographie d'une communaute electronique vers 1996 et 1997 (Pastinelli 1999), soit avant que ne se developpe largement l'interet des sciences sociales pour les phenomenes en cause, et que ne prenne forme ce consensus suivant lequel ce contexte d'enquete serait si singulier qu'il y aurait lieu de repenser les methodes pour en faire l'etude. Comme d'autres etudiants gradues a la meme epoque, au moment meme oo je decouvrais Internet avec enthousiasme, j'ai assez spontanement (voire naivement) entrepris d'appliquer a ce contexte d'enquete qu'etait l'espace electronique les principes generaux de methode appris au premier cycle. Ce faisant, sans doute ai-je ete contrainte d'adapter plus ou moins habilement lesdits principes a mon objet d'etude, mais cela me semblait aller de soi, tant et si bien que la demarche ne m'a pas, de prime abord, poussee vers une reflexion ou un questionnement sur la methode. Ce n'est que plus tard, et apres avoir multiplie les experiences d'enquete en contexte electronique (Pastinelli 2000, 2006, 2007), que de lectures en colloques j'ai decouvert ce que la demarche avait supposement de particulier et d'original ...

L'espace electronique, un terrain different des autres?

Le lecteur en conviendra: on ne fait pas l'etude de ce qui se joue dans un forum electronique de la meme maniere qu'on fait l'etude de ce qu'on peut observer, par exemple, dans un conseil municipal, et ce, meme si la demarche repose sur un meme ensemble de principes. Celui qui fait enquete a l'Hotel de Ville se deplace regulierement pour aller in situ observer les debats et la vie quotidienne des elus municipaux, alors que celui qui s'interesse a un forum de bavardage fait en somme grosso modo la meme chose que son collegue, mais le plus souvent derriere un ecran. Bien sur, celui qui fait enquete dans un forum electronique peut egalement se deplacer a l'occasion et faire des entrevues en face-a-face avec des acteurs de l'espace dans lequel s'ancre son etude (3), de la meme maniere que celui qui fait de l'anthropologie politique au conseil municipal est susceptible de rencontrer a l'occasion des elus hors de l'Hotel de Ville, le temps d'un tete-a-tete autour d'un magnetophone ou d'un repas au cafe. L'un prend des notes, l'autre en fait autant, mais enregistre en plus certains fichiers (dont il fera prudemment des copies de sauvegarde a l'occasion) ou note des numeros d'entree de forum dans son journal de terrain la oo l'autre aurait plus simplement consigne le lieu et la date de ses observations. Sur certains plans, les differences entre les deux contextes sont substantielles, ne serait-ce que parce que l'espace electronique permet des formes d'ubiquite qui ne sont pas toujours possibles a l'Hotel de Ville4. Et c'est sans compter le fait que le chercheur qui enquete en ligne risque d'hesiter et d'avoir des doutes quant a la nature des donnees recueillies en ligne qu'il peut considerer comme << publiques >> (5) et celles qui sont plutot privees (6), alors que la facon de tracer cette frontiere n'est pas forcement un probleme pour celui qui fait de l'anthropologie politique a l'echelle municipale. Bref, sur bien des plans et pour quantite de raisons, l'enquete menee dans un forum electronique differe de celle conduite a l'Hotel de Ville.

Or, avant de reifier ces differences jusqu'a postuler que celui qui enquete en ligne a recours a une nouvelle methode, il convient de rappeler qu'on ne fait pas enquete a l'Hotel de Ville de la meme maniere qu'on le fait chez les artistes populaires de Kinshasa; de meme que l'enquete dans un asile presente des caracteristiques et des contraintes qui sont assez differentes de celle menee, par exemple, dans une cour de justice ou dans l'univers des producteurs de vin, des buveurs et des oenologues. Enqueter dans un univers culturel qui nous est familier pose des problemes d'une autre nature que ceux qui decoulent de la recherche dans un contexte qui nous est radicalement etranger; investiguer chez des gens illettres suppose une autre demarche que celle qu'on utiliserait chez des gens de lettres; tout comme faire des recherches dans un contexte oo les gens pensent pouvoir tirer profit de la demarche du chercheur est bien different de faire enquete la oo sa presence apparait comme derangeante, voire menacante. Plus encore, on peut affirmer que chaque demarche est toujours irremediablement singuliere, de telle sorte que des chercheurs conduisant des enquetes differentes aupres de buveurs (Teil 2004; Spradley et Mann 1979) peuvent se trouver confrontes a des difficultes et des contextes completement etrangers les uns aux autres et, par consequent, adopter des strategies qui n'ont que peu a voir ensemble.

Chaque terrain a toujours eu sa specificite, de meme que la rencontre d'un chercheur singulier avec un terrain particulier a egalement toujours constitue un evenement unique. Pour cette raison, on comprend bien que le chercheur qui fait enquete dans l'univers des indianophiles (Maligne 2006) tout comme celui qui travaille sur la masculinite dans le sport professionnel (Robidoux 2001 ) se fassent un devoir dans leurs ecrits de faire etat du contexte particulier de leur terrain et d'expliquer, en lien avec les specificites de celui-ci, les strategies et facons de faire adoptees pour mener l'enquete. Mais on ne peut imaginer pour autant la parution d'un ouvrage collectif ou la tenue d'un colloque portant, par exemple, sur les methodes d'enquete a utiliser dans l'univers du sport professionnel ou dans celui des buveurs ! On peut en outre se demander en quoi consiste la specificite du contexte relatif aux communications electroniques et ce qui explique que la question de la methode ait occupe une place si importante dans la production scientifique sur les usages d'Internet.

On peut assez raisonnablement suspecter que cette preoccupation ne tient pas tant a la specificite du contexte lui-meme qu'a la maniere dont on a envisage Internet au moment de sa democratisation, faisant de celui-ci une sorte d'univers parallele--le cyberespace--oo les affaires humaines se seraient organisees suivant des logiques tout autres que celles qui prevalaient dans ce que --tres curieusement--on s'etait alors mis a appeler le << reel >>. C'est a mon sens d'abord cette reification de l'espace electronique, pense comme radicalement distinct des autres espaces sociaux, qui a engendre cette preoccupation pour la methode, bien plus que la specificite du contexte d'enquete lui-meme. En effet, pour le chercheur, observer des interactions en ligne, faire l'analyse de contenu de textes publies a l'ecran ou prendre contact avec des participants par le biais du chat ou du courriel n'est pas tres different de la demarche de celui qui procede a l'analyse de contenu de textes publies sur papier, qui fait de l'observation participante in situ, la oo on se parle de vive voix, et qui prend contact avec des participants potentiels en envoyant une lettre ou en telephonant. On objectera peut-etre que le contexte des espaces electroniques pose des problemes tout a fait inedits au chercheur de terrain et souleve des questions pour le moins delicates (par exemple : comment obtenir le consentement des participants quand on analyse le contenu d'un forum ou qu'on observe un canal de chat?). C'est bien sur tout a fait exact, mais cette objection rate la cible dans la mesure oo cela est vrai de tous les terrains que l'on puisse imaginer. Existe-t-il quelque part des terrains << standards >> oo ne se poseraient pas des questions et des problemes particuliers ? L'enquete de terrain en sciences sociales a toujours suppose que le chercheur fasse preuve d'imagination, de creativite et de sensibilite pour mettre en application un ensemble de principes generaux dans des contextes chaque fois uniques et singuliers--et, qui plus est, parfois a priori peu compatibles avec lesdits principes.

Or, dans la mesure oo on postulait avoir affaire a un curieux monde oo plus rien n'aurait ete semblable a ce qu'on connaissait par ailleurs, il semblait aller de soi que les principes d'enquete qu'on avait pu mettre en Luvre avec succes dans des univers aussi varies que le village trobriandais, la prison, le conseil municipal ou le monde des producteurs de vin risquaient de s'averer inappropries. On se souvient qu'il etait courant de croire il y a dix ans que l'espace electronique etait peuple de <<screenagers mutants>> (Foreseen 2000: 30), vivant << successivement une chose et son contraire >> (Foreseen 2000: 62), dans un monde oo << l'identite [aurait ete] desormais, elle aussi, sans duree, ni territoire assignable [...], sans profondeur, reduite a l'horizontalite du reseau >> (Soriano, in Finkielkraut et Soriano 2001 : 70), << oo autrui, dans sa difference, [serait] refuse et d'oo le sujet ne se pose[rait] que comme moi egoiste soumis a la seule exigence d'un vouloir vivre hedoniste >> (Akoun 1998: 6). Bref, en se branchant, on semblait devenir de bien curieux specimens. Et dans un contexte oo le chercheur n'aurait plus eu affaire a des humains comme lui se livrant a des pratiques et des actions banales et intelligibles, il va sans dire que plus rien des methodes existantes ne pouvait suffire...

Il fallait sans doute d'abord changer de perspective pour etre a meme de s'interesser plus modestement a la facon dont se prolongeait en ligne le quotidien ordinaire de gens vivant egalement leur vie hors ligne. Cela supposait de rompre avec cette reification d'un cyberespace se posant en abstraction des autres spheres de la vie sociale. Il fallait en somme renoncer a << l'etude du cyberespace >>, de la meme facon que dans l'histoire de l'anthropologie urbaine on etait auparavant passe d'une anthropologie de la ville a une anthropologie dans la ville (Lepetit 1996; Pradelle 1997). Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de cesser de penser l'individu comme entierement determine par le contexte et donc comme etant, d'abord et avant tout, de facon irreductible, un << internaute >> ou un << citadin >> pour s'interesser a des pratiques, des discours, des representations et des experiences qu'on aurait eu tort de croire etre determines pour l'essentiel par le contexte dans lequel on pouvait les observer. Une telle rupture suppose aussi de rendre aux usages de la technologie et a la technique elle-meme leur historicite, et de tenir compte du fait qu'on se trouve toujours devant un univers de pratiques en train de prendre forme, et donc face a des usages appeles a se transformer.

C'est, il me semble, encore une fois cette reification d'un espace electronique qui fonde les reflexions portant tres largement sur les manieres de faire l'ethnographie du virtuel, du cyberespace, des communautes en ligne, etc. ; lesquelles font le plus souvent abstraction de la large diversite des pratiques, contextes et phenomenes en cause et consistent a essayer de dresser la liste des caracteristiques (et a en recenser les enjeux pour l'enqueteur) qui seraient propres a ce contexte (au singulier) et a l'enquete dans celui-ci. On attribue ainsi au contexte electronique, notamment: l'anonymat (Mann et Stewart 2000), la contraction de l'espace et du temps (Hine 2000), la possibilite de voir sans etre vu (Howard 2002; Kozinets 2002), le brouillage de la frontiere prive/public (Markham et Baym 2008), la persistance des mondes d'interaction, la possibilite d'y faire des recherches, d'en repliquer le contenu, la presence d'une audience invisible (Boyd 2008), etc. Une telle facon de voir suppose que l'on puisse penser les communications electroniques et les usages qui en sont faits comme s'il s'agissait d'une realite unidimensionnelle. Or, presque toutes ces caracteristiques qu'on attribue a l'espace electronique peuvent egalement etre attribuees a certains contextes hors ligne; et on peut aussi, inversement, trouver dans le vaste repertoire des pratiques sociales supposant l'usage des communications electroniques des contre-exemples pour chacune de ces caracteristiques. Ainsi, l'anonymat n'est absolument pas de mise dans l'utilisation professionnelle du courriel ou dans les echanges qui ont lieu sur la plateforme Facebook. De meme, ceux qui achetent sur Ebay savent qu'il y a des limites aux contractions de l'espace et qu'un achat fait en Chine depuis le Quebec met beaucoup plus de temps a arriver qu'un achat fait en Amerique du Nord. Les joueurs de jeux massifs multijoueurs pour lesquels le jeu se deroule en temps reel savent pertinemment que, quand il est 21 h a Los Angeles, c'est la nuit et qu'il est 5 h a Paris, ce qui n'est pas sans effets sur la constitution des guildes de joueurs. Et ce n'est pas vrai qu'on peut voir sans etre vu ou qu'on se sait surveilles par une audience invisible quand il s'agit d'echanger sur sa messagerie instantanee ou d'avoir une conversation avec sa webcam via Skype.

Renoncer a l'etude du cyberespace, c'est aussi reconnaitre qu'on n'a pas simplement affaire a un espace qu'on pourrait circonscrire et caracteriser, mais bien a une technologie qui a pleinement penetre la vie quotidienne d'une majorite d'Occidentaux et qui est au cLur d'un nombre impressionnant de pratiques des plus variees--certaines donnant corps a des espaces--, lesquelles sont loin de presenter des caracteristiques homogenes. C'est dans ce sens que James Costigan (1999) affirmait il y a deja plus de dix ans qu'il ne savait pas ce qu'est Internet et doutait serieusement du fait que quelqu'un puisse jamais le savoir, exactement comme Dannah Boyd, critiquant le reductionnisme de certaines metaphores spatiales, affirme aujourd'hui que << De plus en plus, Internet est partie prenante de nos vies. C'est a la fois un espace imagine et a la fois un lieu qu'on occupe. Des choses arrivent dans Internet, par Internet ou a cause d'Internet >> (Boyd 2008: 26). Dans ce contexte, l'idee meme que l'on puisse discuter des specificites de la demarche d'enquete dans le monde numerique, le cyberespace, le virtuel ou Internet n'a de toute evidence aucun sens.

Outre la diversite des contextes et phenomenes en cause, il faut bien souligner que les discussions et debats sur les enjeux de methode sont couramment sous-tendus par la diversite des perspectives et des points de vue qui menent des chercheurs a s'interesser a ce qui se joue en ligne--une diversite dont on fait trop souvent abstraction et qui contribue a brouiller les cartes dans la reflexion sur la nouveaute du contexte ou des methodes. Pour certains, les questions de methode sont abordees relativement a des demarches dans lesquelles on prend pour objet d'etude des pratiques ou des phenomenes qui n'ont d'existence qu'en ligne ou qui sont nes des communications electroniques--comme le forum qui agit comme groupe de support psychologique (Walstrom 2004), l'exposition de soi par l'entremise d'un blog (Klein 2007), la communaute de developpeurs du logiciel libre (Lazaro 2008) ou le developpement de liens entre joueurs dans les jeux massifs multijoueurs (Coavoux 2010; Rueff 2010). Pour d'autres, les reflexions methodologiques concernent plutot des demarches dans lesquelles Internet est le lieu, l'espace ou l'outil d'enquete, sans pour autant que les usages d'Internet ne soient l'objet d'etude. Rien n'empeche en effet des chercheures s'interessant a la construction des identites au Bresil de faire l'analyse des conversations dans un espace electronique de discussion afin de voir de quelle maniere on envisage et utilise des categories comme << noir >>, << afro-bresilien >>, << afro-descendant >> (Saillant et Araujo 2009). En l'occurrence, l'espace electronique ne constitue pas l'objet d'etude, il est plus simplement le terrain d'enquete. Et dans la mesure oo de larges pans de la culture et de la vie sociale se trouvent aujourd'hui projetes sur le Web, bien visibles dans des espaces de discussion oo les donnees sont deja la, disponibles a l'analyse, on comprend bien que des chercheurs d'a peu pres toutes les disciplines en sciences sociales soient susceptibles, au moins a l'occasion, d'envisager certains espaces electroniques comme des reservoirs de donnees a partir desquels etudier des phenomenes qui n'ont que peu a voir avec les communications electroniques. Plusieurs reflexions sur les enjeux methodologiques de l'enquete dans Internet concernent ce genre de demarche. Ainsi, la << netnographie >> developpee par Kozinets (2002) et que celui-ci presente comme une nouvelle methode de recherche est tout simplement une demarche d'analyse de contenu ou de discours d'espaces electroniques (principalement des forums), laquelle, d'apres Kozinets, pourrait avantageusement remplacer les groupes de discussions et les entrevues individuelles pour le chercheur en marketing desireux de mieux connaitre l'ensemble des significations attribuees par les consommateurs a un produit. De la meme maniere, les reflexions de Mann et Stewart (2000) visent d'abord les demarches consistant a mener l'enquete (entrevues et questionnaires) en ligne (7), et ce, peu importe l'objet d'etude qui interesse les chercheurs, une piste suivie par plusieurs (voir notamment Chrichton et Kinash 2003).

Par ailleurs, certains chercheurs etudient de nouveaux phenomenes sociaux ou des univers de sens qui n'existaient pas avant la democratisation d'Internet, alors que d'autres utilisent de nouvelles techniques pour collecter les donnees ou travaillent avec les memes techniques sur des donnees presentant une autre forme que celles sur lesquelles on travaillait le plus souvent autrefois. Mais a moins de confondre technique et methode--le passage du cylindre de cire a la bande magnetique n'etant pas un changement de meme nature que le passage de l'etude des mentalites a l'analyse structurale--, on s'entendra sur le fait que l'importance du changement est bien relative quand il s'agit de proceder a un meme type d'analyse sur des entrevues faites en ligne plutot qu'en face-a-face, ou sur des echanges ayant eu lieu dans un forum plutot que lors d'un groupe de discussion organise par le chercheur. S'il n'y a pas lieu de remettre en cause le fait que les communications electroniques aient debouche sur l'emergence de nouveaux phenomenes, il ne va pas de soi que ceux-ci soient par nature differents de ce que les chercheurs en sciences sociales ont vu jusqu'ici au point de ne pouvoir les apprehender avec les outils dont ils disposent deja. Certes, on a assiste au developpement et a la multiplication de phenomenes qui semblent vouloir faire eclater l'espace, et en regard desquels il apparait opportun de recourir a des demarches multisituees ou mobiles (8); mais il faut rappeler sur ce plan que l'idee de paradigme multisites de Marcus est anterieure a la democratisation des communications electroniques, a l'instar des travaux dans lesquels Richard Sennett (1977) et Christopher Lasch (1979) ont decrit le brouillage de la frontiere privee/publique dans les societes occidentales. En outre, s'il n'y a pas lieu de nier le fait que notre monde change, on ne peut tenir pour acquis que ce qui caracterise notre monde appartient en propre a l'univers des communications electroniques ou resulte de celui-ci.

On peut se demander dans quelle mesure les preoccupations pour les innovations methodologiques rendues necessaires par l'etude des contextes electroniques ne sont pas le propre du cadre disciplinaire dans lequel se sont developpees, dans un premier temps, les recherches sur les usages d'Internet. Si les sciences cognitives se sont rapidement interessees a ceux-ci (9), c'est plutot avec le developpement des travaux menes par des chercheurs en communication qu'on s'est interroge sur les enjeux methodologiques de l'enquete prenant pour objet le contexte electronique (10). Pour les sciences des communications, et plus particulierement pour les chercheurs du champ de l'etude des medias, ce qui constituait la plus grande originalite de l'objet d'etude et rendait necessaire l'innovation methodologique, c'etait d'abord le caractere participatif ou democratique d'Internet, qu'on ne pouvait aborder de la meme maniere que les autres medias. En effet, on ne pouvait plus s'interesser, d'une part, a des contenus produits et diffuses par l'industrie mediatique ou la presse pour, d'autre part, s'interroger sur la consommation et la reception de ceux-ci. En ce sens, du point de vue de l'etude des medias, la nouveaute de l'objet etait bien reelle (et d'autant plus qu'on a eu vite fait de passer des medias aux interactions) et il s'averait certainement imperatif de repenser les methodes en consequence. On s'est rapidement tourne vers l'anthropologie pour proceder a ce renouvellement des methodes de recherche. Et puisqu'il s'agissait d'abord de comprendre comment s'organisent certains espaces et ce qu'on y fait, on s'en est remis a des demarches de type ethnographique. Celles-ci occupent encore une place de choix dans le vaste ensemble des recherches menees sur les communications electroniques, et ce, quelles que soient les disciplines d'appartenance des chercheurs. La liste des travaux publies a ce jour qui portent sur l'ethnographie du virtuel est pour le moins impressionnante compte tenu du caractere encore recent de ce champ de recherche. A titre d'exemple, la bibliographie preparee par Maximilian Forte en 2007 sur l'ethnographie du cyberespace (11) compte pas moins de 280 titres!

De l'ethnographie a la netnographie?

Alors que certains ont propose le developpement d'une nouvelle methode d'enquete, la << netnographie >> (Kozinets 2002) (12), et en ont enonce les principes, d'autres ont remis en question la pertinence et la possibilite meme de se livrer a une demarche ethnographique en l'absence d'un espace d'un lieu permettant de faire un travail d'observation in situ (13). Cette question de l'ancrage spatial, qui est d'abord celle de la copresence, s'etait tres tot trouvee au cLur des reflexions et debats sur la nature des liens se tissant entre internautes et sur l'essence des << communautes >> se formant en ligne (Proulx et Latzko-Toth 2000). C'est encore une fois cette question de la copresence qui est au cLur des discussions et debats sur la possibilite de pratiquer l'enquete de terrain en ligne de facon a aboutir aux memes resultats qu'avec une enquete menee in situ. Or, cette question de la copresence ne se reduit pas au probleme consistant a determiner si on peut voir de ses propres yeux les participants et si on est en mesure d'avoir avec eux des echanges aussi riches par le biais d'echanges textuels (et une comprehension aussi subtile de ceux-ci) qu'on peut le faire en face-a-face (14). Les critiques formulees quant aux limites d'une ethnographie faite en l'absence d'un lieu visent en effet plusieurs autres dimensions fondamentales de la demarche : l'entreprise du chercheur consiste-t-elle uniquement a observer, ou implique-t- elle aussi la participation de l'observateur (15) ? Le chercheur est-il en mesure de replacer les phenomenes observes dans le contexte social plus large dans lequel ils prennent place ? La posture dans laquelle se trouve l'observateur lui permet-elle de percevoir les rapports de force et de sens qui se situent en marge de son objet premier d'observation (et notamment hors ligne), mais qui n'en sont pas moins determinants de celui-ci?

Si on peut reconnaitre que ces questions sont importantes, on fait erreur lorsqu'on postule que celles-ci dependent de la copresence du chercheur et des participants, puisqu'il est plutot ici question de l'objet de recherche. De surcroit, le probleme n'est pas de savoir d'oo observe le chercheur et donc si ses observations sont uniquement l'objet d'une deformation par ses sens et sa subjectivite ou s'il faut en plus ajouter a celles-ci une deformation due a la mediation technique (Hamman 1997). La question est plutot de savoir en quoi consiste l'objet de la description et, partant, ce qu'eclaire et permet de comprendre la demarche ethnographique, qu'elle soit ou non menee en ligne, et qu'elle implique ou non que le chercheur rencontre les participants en face-a-face. En somme, s'il est vrai que l'on peut distinguer la demarche consistant a prendre pour objet, par exemple, le contenu d'un forum (16) de celle consistant a prendre pour objet, non seulement le contenu du forum, mais aussi le fait d'y participer ainsi que les contextes dans lesquels on est amene a le faire, les liens qu'on y tisse et la maniere dont on s'y inscrit (17), il n'y a pas lieu de croire que c'est l'espace a partir duquel on mene l'enquete qui determine les questions que l'on se pose, la realite qu'on cherche a saisir et donc l'objet d'etude. Le chercheur qui enquete a l'usine peut interroger les ouvriers sur leur histoire familiale et les circonstances dans lesquelles ils ont quitte l'ecole pour entrer a la manufacture tout comme rien n'empeche le chercheur qui enquete dans un forum d'interroger aussi ceux qui y participent a propos de leur vie professionnelle ou familiale (comme le font Adler et Adler) si celle-ci semble avoir un rapport avec ce qu'ils font en ligne. En fin de compte, la question est plutot de savoir dans quel type de demarche et avec quel genre de perspective disciplinaire on est susceptible ou non de s'interesser egalement au contexte dans lequel s'ancrent les pratiques observables en ligne.

Dans ce sens, si on peut adherer a l'idee suivant laquelle un chercheur qui s'interesse a un espace social n'existant qu'en ligne ne peut evidemment observer celui-ci que la oo il existe et se donne a voir (Garcia et al. 2009: 55), on peut en revanche se demander, d'une part, quelles sont les questions auxquelles un chercheur peut vouloir repondre afin de faire l'ethnographie d'un tel espace social, et si, d'autre part, la seule observation de ce qui est visible dans cet espace permet ou non de repondre a ces questions. On comprend que Lazaro (2008)--qui faisait enquete sur une communaute de developpeurs de logiciels libres et voulait circonscrire le contexte social et culturel dans lequel leurs discours et pratiques trouvent leur sens--ait voulu en savoir plus sur ces developpeurs et sur la maniere dont leur adhesion au mouvement du logiciel libre s'articule a l'ensemble de leur vie, de leurs pratiques et de leurs convictions. Cette communaute de developpeurs de logiciels libres n'existe pour l'essentiel qu'en ligne, ce qui suppose que le chercheur doive mener l'enquete pendant de longues heures derriere l'ecran ; mais rien ne dit que ce chercheur soit contraint de s'en tenir a ce qu'il peut observer en ligne dans l'espace oo echangent et collaborent les developpeurs. En somme, selon les questions que l'on se pose, le type d'ethnographie que l'on souhaite pratiquer ou la facon dont on definit cette demarche, on pourra juger utile ou meme essentiel de s'interesser en plus a l'histoire de vie de ceux qui participent d'un tel espace, aux conditions dans lesquelles ils l'ont integre, a la place qu'occupe cet espace dans leurs rythmes quotidiens, voire plus largement dans l'ensemble de leur vie, a la maniere dont ils se representent ce qu'ils y font et ceux qu'ils y retrouvent, a ce qu'ils en disent, etc. (18) A l'evidence, le fait de s'interesser non seulement a un espace social, mais d'abord et surtout a ce qui permet de comprendre et de rendre intelligible ce qu'on peut y observer ne depend pas du fait que le contact du chercheur avec ses participants soit l'objet d'une mediation technique. On peut peut-etre trouver une reponse a toutes ces questions sans jamais quitter l'espace de son bureau, par exemple en se livrant longuement a l'observation participante et en conduisant des entrevues de recherche par le biais du chat, du telephone ou de la videoconference (19). Dans ce sens, on pourrait etre d'accord avec Hine quand elle affirme: << C'est possible pour un ethnographe demeurant assis derriere une table de travail dans un bureau (son propre bureau, rien de plus) d'explorer l'espace social d'Internet >> (Hine 2000: 45).

On pourrait avec profit troquer la question de la copresence pour celle consistant a savoir si ce qui definit la demarche ethnographique est le seul fait d'observer et de decrire, ou si celle-ci ne se definirait pas d'abord par l'objet de la description. Sur ce plan, un retour a Mauss, pour lequel l'ethnographie devait permettre de repondre a la triple question << qui sont ces gens, que font-ils et qu'en pensent-ils? >>, permettrait d'envisager les choses autrement et de mettre en lumiere ce qui permet de distinguer les unes des autres des descriptions reposant sur les memes principes de methode, mais dont l'objet differe de facon importante. Ainsi, dans Virtual Ethnography, Hine (2000), apres avoir longuement fait etat de ce que peut ou doit etre l'ethnographie du virtuel, met sa methode a l'epreuve en presentant son ethnographie du cas de Louise Woodward, une jeune Britannique qui a ete accusee en 1997 du meurtre de l'enfant d'un couple de Boston chez lequel elle travaillait comme <<nanny>>. Cette histoire a fait l'objet d'une tres large mediatisation dans Internet, et une multitude de sites, de forums et de listes de nouvelles ont emerge, oo les internautes s'echangeaient de l'information sur les developpements de l'affaire ou tentaient des actions en vue de soutenir la jeune Anglaise. L'ethnographie de Hine, qui repose sur une observation des espaces electroniques en question et sur une collecte de donnees par l'envoi de questionnaires par courriel a ces internautes, debouche sur une analyse de la structure des sites, de la repartition de l'information dans le Web, de la vitesse a laquelle celle-ci circule d'un espace a l'autre, des mouvements d'aller-retour entre les informations presentees dans les autres medias et celles presentees en ligne, et porte en fin de compte essentiellement sur le contenu et sa circulation, ne posant jamais la question du cadre dans lequel ce contenu s'enracine et trouve son sens. Au terme de l'analyse, qui nous apprend beaucoup sur la circulation de l'information, on regrette de n'avoir aucun element qui permette de comprendre qui >>sont tous ces gens de partout dans le monde qui se sont sentis interpelles par l'histoire de cette jeune Britannique au point d'en faire leur cause ; ou qui permette de saisir en quoi et de quelle maniere cette histoire a pu avoir du sens dans les trajectoires singulieres et sans doute tres variees de tous ces quidams qui ont consacre de nombreuses heures a produire et a mettre a jour des sites web d'appui a Louise Woodward.

Ce n'est pas la methode d'enquete qui est ici en cause, mais bien l'objet d'etude. Hine developpe une methode pour faire de la recherche en communication dans le but de mieux comprendre la maniere dont circule l'information en contexte electronique. C'est une demarche certainement tres pertinente du point de vue des sciences des communications. C'est aussi une demarche assez differente de celle qu'aurait pu adopter un ethnographe inscrit dans la perspective maussienne, ignorant a peu pres tout des questions qui ont interesse Hine, et qui aurait plutot cherche a comprendre qui sont tous ces gens qui se sont inquietes du sort de la jeune Anglaise, de quelle maniere son histoire a pu resonner dans leur vie et leur univers pour qu'ils se sentent interpelles par celle-ci, quel sens ils ont donne a leurs actions et a ce qu'ils ont fait pour tenter de l'aider, etc.

Conclusion

Si plusieurs disciplines sont aujourd'hui amenees a s'interesser de pres ou de loin a des phenomenes sociaux ou culturels impliquant l'usage des communications electroniques et que, dans bon nombre d'entre elles, on se livre a des demarches apparemment similaires (20), la lecture des travaux parus ces dernieres annees qui prennent pour objet les communications electroniques permet de constater que la disciplinarite n'est pas disparue, meme si elle est --et pour le mieux--nettement moins contraignante que par le passe. Dans un tel contexte, si l'anthropologie contribue de maniere originale a l'etude de ce qui est en jeu en contexte electronique, ce n'est pas tant sur la base de la specificite de sa methode d'enquete que du fait de la nature des questions que se posent les chercheurs et du cadre dans lequel celles-ci se posent. Alors que pour les chercheurs en communication, qui ont ete nombreux a s'interroger sur la methode, ce sont souvent les enjeux de la mediation, le cadre sociotechnique et la circulation du contenu qui sont au cLur des interrogations ou qui constituent le point de depart des reflexions, c'est tout autre chose qui est susceptible de constituer l'objet des chercheurs en anthropologie (21), dans la mesure oo les chercheurs sont amenes a s'interesser a ce qui se joue en ligne pour des raisons bien differentes. En outre, en amont des questions de methode, nombreux sont les chemins qui menent a l'etude de ce qui se joue en ligne et, de ce fait, les types de questions auxquelles les chercheurs tentent de repondre.

Sur ce plan, il me semble que les demarches qui ont pour point de depart la technologie elle-meme, les usages qui en sont faits et la maniere dont ses utilisateurs se l'approprient se distinguent assez nettement des demarches qui, a priori, n'ont pas pour objet la technologie et dans le cadre desquelles c'est le terrain lui-meme, aborde a priori sans aucun egard pour les communications electroniques, qui conduit le chercheur a s'interesser a certains usages d'Internet. C'est par exemple le cas de l'anthropologue qui, partie etudier les formes contemporaines de filiation et d'adoption chez les Nunavummiut, decouvre une fois sur le terrain que les plates-formes de reseautage social sont largement utilisees par ceux-ci et qu'elles sont devenues des espaces de premier choix pour manifester et donner a voir les liens dans lesquels on s'inscrit et se reconnait. On comprendra que, dans le cadre de ce genre de parcours, la question de la methode n'apparaisse pas comme particulierement problematique, l'enquete sur ce que font en ligne les participants a la recherche s'inscrivant dans le prolongement d'une demarche qui a priori n'avait pas pour objet les usages d'Internet et pour laquelle la methode n'etait au depart ni plus ni moins problematique que pour n'importe quel autre terrain. Dans une telle demarche, on peut supposer que la question qui se pose en premier lieu a la chercheure ne soit pas celle du rapport homme/machine ou de l'appropriation de la technologie, mais plutot celle de l'adoption et des liens de filiation tels qu'ils se manifestent, se vivent et se donnent a voir dans l'espace electronique. Dans ce contexte, on peut s'attendre a ce que la chercheure soit amenee a reflechir au rapport a la technique ou au dispositif lui-meme, mais ce, toujours en remettant en perspective ce qu'elle peut observer en ligne avec la maniere dont se manifestent et se vivent les memes liens dans d'autres contextes, puisque ce sont ces liens qui sont le point de depart et le cLur de la recherche, et non pas le dispositif technique. Cette demarche --au meme titre que celles du chercheur en sciences politiques qui s'interesse aux mouvements altermondialistes, du sociologue qui s'interesse a la formation d'une diaspora ou a l'economie informelle ou que de tout autre entreprise d'enquete dans laquelle c'est l'objet de recherche qui est susceptible d'amener le chercheur de terrain a s'interesser egalement a ce qui se joue en ligne--se distingue des travaux qui ont pour point de depart le dispositif technique ou l'espace electronique lui-meme : leur objet ne risque pas de se limiter a ce qui se joue en ligne. Il n'y a pas alors de rupture a priori entre ce qui se joue en ligne et ce qui se joue dans d'autres contextes. En l'occurrence, on peut faire l'hypothese que le travail d'enquete prenant pour objet ce qui se joue en contexte electronique pourra alors se situer dans le prolongement d'une demarche de terrain ayant d'abord pour objet l'univers, l'experience, l'histoire et les pratiques de gens dont la vie se joue largement hors ligne et que, dans ce cadre, la demarche d'enquete ne sera ni plus ni moins problematique que sur un autre terrain.

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Madeleine Pastinelli

Centre interuniversitaire d'etudes sur les lettres, les arts et les traditions--

CELAT

Departement de sociologie

Pavillon Charles-De Koninck

Universite Lavai

Quebec (Quebec) G1V 0A6

Canada

madeleine.pastinelli@soc.ulaval.ca

(1.) Voir Garcia et al. (2009); Hine (2000); Howard (2002); Jones (1999a); Kozinets (2002); Mann et Stewart (2000); Markham et Baym (2008); Nocera (2002); Paccagnella (1997); Ruhleder (2000).

(2.) Plusieurs universites, dont Oxford, offrent des programmes d'Internet Studies.

(3.) Ce qui ne l'empeche pas d'en faire aussi par le biais de la videoconference ou du chat vocal.

(4.) Quoiqu'on puisse aussi y utiliser la videoconference et qu'on soit susceptible d'y rencontrer des gens qui prennent regulierement des trains ou des avions ...

(5.) Et qu'il peut utiliser sans demander la permission ni meme se soucier de les anonymiser.

(6.) Voir par exemple Gatson et Zweerink (2004) ou Garcia et al. (2009).

(7.) Ce qui selon eux presente nombre d'avantages, notamment parce que cela permet de faire un plus grand nombre d'entrevues plus rapidement et a moindre cout--dans la mesure oo cela limite considerablement les deplacements necessaires a l'enquete--et, dans le cas d'enquetes portant sur des questions particulierement sensibles, parce que cela permet de mener des entrevues d'une maniere completement anonyme.

(8.) Voir Green (1999) ; Hine (2000, 2007) ; Lazaro (2008) ; Garcia et al. (2009).

(9.) Je pense notamment ici au celebre ouvrage de Sherry Turkle (1995) et a tous les travaux qui ont ete publies dans la foulee de celui-ci.

(10.) Voir par exemple les travaux de Steve Jones (1999a, 1999b, 1999c, 2001).

(11.) Laquelle ne se veut pas exhaustive et ne recense que les references de langue anglaise. Elle est disponible en ligne (http://www.openanthropology.org/ ANTH498/biblio.htm), le 8 nov. 2010.

(12.) Sans pour autant renommer la demarche, certains, comme Nocera (2002), en font a peu pres autant en formalisant les etapes de ce que doit etre la demarche d'ethnographie en ligne.

(13.) Voir Clifford (1997); Wittel (2000); Howard (2002); et les debats synthetises par Beaulieu (2004).

(14.) Dans ces debats, nombre d'auteurs ont fait valoir le fait que l'echange en ligne a l'ecrit ne permet pas une interaction aussi riche et subtile que l'oral et donc qu'une telle demarche ne pourrait donner lieu a une investigation aussi fine que ne le permettent les entrevues menees en face-a-face. Cette idee assez largement tenue pour acquise merite d'etre questionnee. Si a priori l'ecrit apparait comme beaucoup plus pauvre que l'oral, on peut reconnaitre avec Schaap (2001 : 29-30) que plusieurs annees d'experience du chat permettent de developper une sensibilite a tout ce que revele le rythme de l'ecriture, la maniere d'ecrire dans le contexte (les memes interlocuteurs pouvant a differents moments ecrire avec un empressement beaucoup plus grand), les variabilites du lexique employe, etc. (voir Pastinelli 2007 et Velkovska 2002). Quoiqu'il en soit, cette question est vraisemblablement en passe de devenir caduque alors que se repand l'usage de la videoconference et que les webcams sont maintenant integrees de facon systematique aux ordinateurs portables mis en marche.

(15.) Pour plusieurs auteurs, tout l'interet de faire enquete en contexte electronique repose precisement sur la possibilite de voir sans etre vu, ce qui suppose evidemment des demarches dans lesquelles le chercheur s'abstient de participer et se contente d'observer. Sur cette question, voir Beaulieu (2004).

(16.) Comme le propose Kozinets (2002).

(17.) Voir notamment Adler et Adler (2008).

(18.) Des demarches du meme ordre que celle de Lazaro ont ete mises en Luvre des les annees 1990. Voir par exemple les travaux de Correll (1995) ou de Kendall (1999 et 2002).

(19.) Dans le cadre de l'enquete de terrain que j'ai menee a l'occasion de ma these (a une epoque oo les webcams et les connexions assez rapides pour les utiliser etaient trop rares pour que l'entrevue en videoconference puisse etre envisagee), c'est d'abord pour des raisons pratiques que j'ai privilegie l'entretien en face-a-face et ai evite autant que faire se peut l'entrevue en ligne. C'est que, si l'echange au clavier peut sans doute etre aussi riche que l'echange a l'oral, on peut generalement dire beaucoup plus en beaucoup moins de temps a l'oral qu'a l'ecrit, de telle sorte qu'il faut beaucoup plus de temps pour mener la meme entrevue en ligne au clavier plutot que de vive voix.

(20.) Theorisation ancree, description des usages, ethnographie ou plus simplement enquete qualitative de terrain, par exemple.

(21.) Mais aussi en sciences politiques, en histoire, en sociologie, etc.

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